La tour et ses mirages
En cette année 1853, trois guerriers traversaient la
contrée du Jiangxi.
Ils arboraient fière allure, bien que salis par la
poussière et souillés par les intempéries, compagnons d'infortune sans renommée
surjouant leurs rôles. Ils s'étaient rencontrés au hasard de leurs routes
solitaires et, emportés par l'esprit qui soufflait alors dans le pays, dix ans
après la victoire des Blancs dans la Guerre de l'Opium, se dirigeaient désormais
vers la région du Anhui Anqing, espérant pouvoir atteindre la ville de Nankin.
Ils n'avaient plus d'autre but que cette cible stratégique
depuis qu'ils s'étaient ralliés à cette nouvelle dynastie dont on parlait dans
leurs villages, et qui promettait pour tous les chinois une sorte de
« paix universelle ».
Ces trois amis fidèles, rejetant les vices de la société,
ne prêtaient du reste que peu d'importance à cet inconnu qui prétendait être le
frère de Jésus et, disait-on, délivrerait le pays en le faisant devenir
chrétien. Chrétien, pourquoi pas ? Cela pouvait leur convenir, si jamais
on le leur demandait.
Le premier d'entre eux ralentissait régulièrement sa
monture afin que les deux autres puissent le suivre à pied. Ce cavalier
mandchou, rallié aux forces rebelles Taiping, se prétendait Général depuis
qu'il avait récupéré une veste bleue des débuts de la Révolution, pourtant
remplacée officiellement depuis par un uniforme rouge.
Le second, petit personnage falot, prétendait être membre
d'une société secrète, celle de la Petite épée. Il jurait à qui voulait
l'entendre être parti seul de Guangxi, lieu d'origine de la rébellion, ce qui
selon ses dires lui conférait quelque autorité dans le groupe.
Le troisième enfin, un fantassin armé d'un fusil dont il
ne se séparait jamais, et dont on pouvait douter de la fiabilité au regard de
la rouille qui le recouvrait, portait la longue natte caractéristique des
Taiping et c'était là le seul aspect véritablement effrayant de sa silhouette.
On disait qu'à chaque fois que vous en gravissiez un
niveau, vous deveniez plus grand, jusqu'à toucher le ciel. Par quel
mystère ? Quoi qu'il en soit, seule cette quête leur paraissait digne de
leur courage et de leur bravoure, lesquels restaient, il est vrai, à
prouver. Ils espéraient que, s'ils
prenaient possession de cette tour magique, ils deviendraient les maîtres de
cette contrée chinoise. Ils constitueraient alors une armée qui viendrait en
renfort du grand soulèvement, révolte dont ils percevaient l'écho en cette
province du sud-est. De simples instruments d'un vaste projet, ils en
deviendraient les héros incontournables et cela leur convenait.
En attendant ce jour de gloire, ils étaient réduits, par
la force des choses, au rôle de mercenaires, prenant prétexte de la Guerre pour
effectuer quelques exactions sans conséquence : vols de nourriture, d'eau.
Jamais de viol ni de meurtre, suivant ainsi les préceptes bouddhistes. On ne
savait jamais, peut-être que le projet de rébellion n'aboutirait pas et, dans
ce cas, il était prudent de continuer à respecter la tradition. Ce juste
équilibre leur convenait aussi.
A l'horizon, se profilaient des montagnes embrumées, lesquelles
se rapprochaient trop lentement. C'étaient alors, suivant l'heure du jour,
leurs pensées du moment qui s'envolaient là-bas.
— Peut-être même nos âmes toutes entières ? avançait,
craintivement, le rebelle apeuré. A ces mots, le fantassin saisissait son arme
et le cavalier stoppait net son cheval, fourbu et assoiffé. Puis tous
reprenaient leurs esprits et repartaient d'un bon rythme, tout en se racontant
des histoires pour passer le temps et trouver ainsi le voyage moins pénible.
Une fois, mais peut-être cela se répéta-t-il au cours du périple – il était si long que les trois compagnons perdaient souvent la notion du temps - le soldat raconta pour les distraire la fameuse histoire du dragon qu'il tenait de son vieux maître d'armes : un monstre assailli par dix hommes vaillants, fait prisonnier par des cordes lancées autour de son corps gigantesque, au bout de grappins habilement manœuvrés, la tête coupée par l'un d'entre eux – il prétendait que c'était lui bien sûr – qui, s'élançant au niveau de son cou et armé de sa seule épée, trancha à plusieurs reprises dans la chair de l'animal qui succomba, décapité. Sa peau retomba alors en une multitude d'écailles multicolores, aux reflets mordorés... Chacun en saisit une poignée et c'est fortuné pour toujours qu'il retourna chez lui.
— Mais toi, tu ne t'es pas enrichi après ton
exploit ? Même pas un renminbi
afin d'acheter un peu de graisse pour ton fusil ?
Le rebelle comme le cavalier n'osaient pas ouvertement se
moquer du fantassin.
— C'est que, la
gloire de ce fait d'armes me suffisait. Un bon soldat n'a pour seule solde que
la victoire remportée au combat.
— Bien dit, mon
ami. Décidément, tu es digne d'être des nôtres.
Ainsi parlait le général qui, ne voulant être en reste,
raconta à son tour un rêve bizarre : il avait vu en songe, par une belle
nuit étoilée, des sortes de cavaliers juchés à califourchon sur de drôles de
machines à deux roues, faisant comme une sorte de course dans ces contrées. Il
confia aux deux autres qu'il n'avait aucune explication plausible à cette
étrange vision et, de ce fait, refusait de croire que cela pourrait arriver un
jour, même dans un pays christianisé.
Les deux acquiesçaient poliment, ne voyant pas non plus de
quelles moitiés de charrettes le Général pouvait bien parler.
Le rebelle, quant à lui, ne cessait de dévoiler les us et coutumes de sa secte, si bien que ses interlocuteurs finirent par douter de leur véracité. Si l'on faisait partie d'un mouvement clandestin, il leur semblait évident d'en taire les secrets qui auraient du être les mieux gardés au monde.
Mais de cela non plus ils n'en soufflaient mot à celui qui
profitait généralement de l'occasion pour se reposer au pied d'un arbre.
Le voyage continua de la sorte, entrecoupés de récits plus ou moins improvisés, parfois savants mélanges d'histoires traditionnelles. De village en village ils se ravitaillaient en toute discrétion, deux d'entre eux attirant l'attention du propriétaire tandis que le troisième pillait dans ses réserves, toujours plus abondantes que leurs maigres besaces.
Un beau jour, ils se trouva qu'ils avaient dépassé la frontière du Anhui. Ils n'avaient jamais été aussi proches du but.
Soudain, ils entendirent comme des tintements à peine
perceptibles mais leur ouïe était exercée à force de vivre en plein air.
— Les cloches de Nankin ! Nous ne sommes plus très loin,
mes amis.
Ils accélèrent, tout en faisant la liste de ce qu'ils
feraient une fois au pouvoir. La gloire, la puissance et la richesse leur
apparaissaient comme leurs futures identités promises.
Ils distinguèrent enfin distinctement une haute
construction. Sept niveaux au-dessus du premier, surmontés d'une flèche fine et
majestueuse. Les cloches qu'ils avaient entendues se balançaient entre chaque
étage, au gré des vents.
— Cette Tour
devrait être à notre portée maintenant. C'est curieux, comment se fait-il que
nous la voyons toujours au loin depuis des heures ?
— C'est de la
sorcellerie, nous sommes perdus !
— Ne sois pas
stupide ! Aucun sorcier ne peut avoir raison de guerriers tels que
nous ! Grimpons sur la colline !
Le cavalier, le fantassin et le rebelle arrivèrent ensemble au pied de la Tour. Stupeur ! Décontenancés, ils réalisèrent qu'elle était de taille étonnamment réduite. Même si elle était assez grande pour ce qu'on aurait pu considérer comme une maquette, ce n'était qu'un leurre, pas un bâtiment.
De Tour, il n'y avait point.
En lieu et place, une simple miniature posée sur un monticule.
La perspective avait-elle eu raison de leur crédulité ? Quelle
illusion ! Quelle déception !
Le Général prit la tour dans ses bras, insensible à sa
beauté, voire même un peu effrayé par elle : on y distinguait en effet des
verreries peintes, des écailles de nacre ( Nous avons terrassé le dragon !
s'exclama le fantassin ). Maintenant qu'on pouvait les entendre de près, les
clochettes faisaient un bruit qui leur sembla assourdissant.
Tous trois se concertèrent, ne sachant quelle attitude adopter ni comment entraîner toute une armée autour de cet artefact. Le Général proposa de coincer la Tour sous sa selle, et il fut décidé de rejoindre la ville de Nankin en vainqueurs puisqu'ils étaient arrivés à leur étape ultime.
— Après tout, nous
sommes des géants, pas vrai ? Nous n'avons même pas eu la peine de
gravir la Tour jusqu'au dernier étage : il nous a suffi de la contempler
d'en haut ! s'exclama le Général en riant, désireux de redonner confiance à ses
amis.
C'est ainsi que nos trois aventuriers franchirent, au soir, la Grande Porte Yijiang.
Arrivés à l'un des ponts de la Cité, ils furent pris à
partie par des rebelles ivres morts. Ils eurent beau prétendre être de leur
côté, ceux qui leur barraient le passage les apostrophaient, leur hurlant
qu'ils arrivaient bien tard après la bataille.
— Mais regardez,
nous apportons la Tour avec nous !
Ces soldats saouls et violents, postés là depuis la prise
de la ville rebaptisée Tianjing, les injurièrent, les traitant de pitres et
leur criant qu'ils méritaient la mort pour se moquer ainsi de Hong Xiuquan,
leur chef bien-aimé. « Une tour ne peut tenir dans une
sacoche ! »
C'est donc aux cris de « À mort les Qing, vive le
Royaume Céleste de la Grande Paix ! » que nos trois héros, si doux et
si naïfs, furent taillés en pièces et jetés dans les eaux du fleuve Yangsi
Jiang.
Il en va ainsi des rêves de grandeur : ils sont tels des pagodes de porcelaine, qu'un vent un peu plus fort que les autres suffit à faire tomber.
© Jean EFFER 2022
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